La Maison du Père Noël (ou Maison-Vœux)

Il hurle. Il court. Il frappe. Il pleure. Il souffre. Dans cette forêt. Immense. Sombre. Il fuit. Le désespoir. La haine. La douleur. Démesurée. Qui l’envahit. Tout entier. Le néant.

◘◘◘

Ceydeirom ouvre lentement les yeux. Il cligne des paupières, éblouit. Le pirate se redresse lourdement, se masse la tête et regarde autour de lui. Sa vision s’habitue à la luminosité qui lui paraît moins puissante à présent. Il se trouve dans une pièce aux couleurs chaudes, apaisantes. Tout semble être fait d’un bois sombre qui lui rappelle le pont de son navire. D’ailleurs, où est-il ? Et l’équipage ? Et… Sygiga ?
Le souffle coupé, il endure les flashs des souvenirs qui s’éveillent en lui brusquement, violemment. L’étrange pluie d’or, le trouble qu’il avait ressenti, puis le choc en voyant sa bien-aimée. Un visage innocent, rajeuni, l’étonnement dans ses yeux. L’horreur les avait frappés de plein fouet, bousculant leurs pensées. L’équipage avait subi le même sort. Mais tous s’étaient remis petit à petit, et, les jours passant, ils s’étaient habitués à leur régression physique inexpliquée. Trop habitués. Le coup de foudre entre Sygiga et son Second avait été décisif… La découverte de cette trahison avait été si blessante que Ceydeirom n’avait pu supporter un tel affront. Sa main de métal, griffue, tranchante, s’était dressée. Mortelle justice.
Il avait fui à bord d’une barque, ramant avec l’énergie du désespoir. Et quand il avait accosté sur une île boisée et enneigée, il ne s’était pas arrêté et avait couru, couru, couru…
Et voilà qu’il se réveillait dans cette pièce sans but apparent, allongé sur une couverture étendue sur le parquet ciré, au milieu de cette décoration rassurante, réchauffante. Combien de temps s’était écoulé ? Il ne saurait le dire. Il ne sait plus rien, de toute façon. Mourir serait sûrement la meilleure solution.
Pourtant, malgré le vide immense qu’il ressent en lui, le pirate se lève. Il s’intéresse un peu plus à ce qui l’entoure. Quelque-chose cloche dans cet environnement accueillant. Tout est trop… parfait. Trop attirant.
Ceydeirom se rend enfin compte de ce qui ne va pas. Il n’y a pas de porte ! Cette pièce sera donc sa dernière demeure. Cette pensée ne le terrifie pas. Elle se fait étouffer dans l’océan de lassitude qui emplit son âme meurtrie.
Il va pour se rallonger, quand il remarque soudain que sa couche a disparue. A la place sont apparues une table et une chaise du même bois sombre que les meubles. Au milieu trône un parchemin vierge à côté d’un pot d’encre et d’une magnifique plume d’or. Perplexe, le pirate s’approche prudemment. La chaise l’attire. Il faut s’asseoir dessus. Il faut prendre la plume. Il faut la tremper dans l’encre. Il faut écrire sur le parchemin…
Ceydeirom s’ébroue et sort brusquement de sa torpeur. Que fait-il assis sur cette chaise, la plume dorée à la main ? Ses yeux se posent sur ce qu’il vient d’écrire avec l’encre brillante.
Cher Père Noël, je voudrais :
-Mais, que… ? s’écrie-t-il.
Il doit sortir d’ici sur-le-champ. Que se passe-t-il ? Mais il est comme fixé sur la chaise, la plume adhère à sa main.
L’instant de panique passé, le pirate réfléchit en regardant la phrase qu’il a écrite. Cher Père Noël, je voudrais : Peut-être faut-il qu’il termine ce qu’il a commencé. Il n’a plus rien à perdre, de toute façon. Il écrit.
Trouver une solution pour que tout redevienne comme avant.
Aussitôt, une tornade se déchaîne autour de lui. Les meubles, la table, la chaise, la plume, lui, tout est projeté en tous sens. Sa tête heurte un mur, et puis plus rien.

◘◘◘

Ceydeirom ouvre lentement les yeux. Le pirate se redresse lourdement, se masse la tête et regarde autour de lui. Où est-il ? De la roche noire et nue, aucun signe de vie animale ou végétale. Une chaleur étouffante…
Les montagnes de Shiar ! Mais que fait-il sur le territoire du grand Sorcier Noir ? Et pourquoi les mots JOYEUX NOËL sont-ils imprimés dans le ciel ?

Comme l'aube des regrets et de la haine a fui les nuits d'hiver éternelles, le Comte Kasino s'apprêtait de nouveau à disputer au jour de noël ses créatures les plus belles. Peu se souviennent de l'origine de ce temps, mais le fait est, que depuis dix, vingt ou trente ans, à chaque veillée de ce jour, d'Occident en Orient venait à disparaître une Haliade.

Quand on ne parlait point de veillée et de délicieux fumet, on s'entretenait sur qui pouvait bien enlever ces filles sauvages des eaux, des marées. Lorsque le clocher minuit sonnait, une Haliade chaque années faisait dérobade. Et si du ravisseur il demeurait mille et une théroies, l'on parlait là d'un empoisonneur, d'un amant jaloux, un oiseau de malheur ou bien un fou. Mais qui ne saura jamais l'intensité des maux saignants que peuvent dissimuler le cœur et le tombeau secret du Comte Kasino ?

Une mer de d'écumes et de nuages sauvages, nu sur la plage il marche profitant du voyage. Puis il se tourne vers l'horizon au loin, vers l'infini. Un visage sur les rivages, un teint divin. Alors le Comte les vagues et les ondes il affronte ; il plonge. Sa peau au contact du froid se raidit, sa poitrine, son cœur depuis des lustres saigne d'une cruelle hémorragie. Bientôt le clocher d'Orchidia, les douze coups du soir il sonnera. Belle Haliade, face à un tel homme ton charme naturel s’assomme. Et voilà le soir de Noël, encore, une jeune Haliade qui disparaît, comme en un rituel.

Le Comte répond de son geste en l'emmenant dans son palais, à Orchidia. Si l'on aurait été charmé devant une si belle dulcinée, lui, qui se faisait saigner l'âme depuis des années, tranquillement la lâche dans son cabinet d'eau salée inondé. Ho, la pièce est petite, mais redouble d'éclat. Il y avait ça des murs nacres et grenats et là des chandeliers qui sous les eaux se consument. Pas un tableau au mur, pas un fauteuil au sol, beaucoup de retenue et en son centre un cercueil.

La Haliade demande ce qu'elle fait là. C'est qu'elle est loin de ses océans, la Belle. Loin de ses navires, de ses nuages, de ses écumes.

« Je vais te raconter une histoire, lui dit l'homme à l'esprit maudit. Elle sera belle mais brève. Et si la fin ne t'enchante pas, alors t'en aller tu seras libre, et tu pourras. »

Car c'était ça le Noël du Compte, tous les ans son histoire il raconte.

Et le Comte raconte. Il parle d'un enfant comme d'un livre. Il découvre le monde, il s'amuse et il grandit. Le livre est plein de mots, de phrases et de péripéties. Puis une page est arrachée, et l'âme de l'enfant dévastée. Dans les pages du livre de vie de cet enfant la tragédie a frappée, une tâche noire comme de l'encre renversée. L'homme qu'est devenu l'enfant pleure en racontant sa vie ultérieure. Dans l'ombre du satin de sa vie, plus rien ne s'annonce. C'est pour cela que chaque année à Noël, il s'entiche de l'enlèvement de Haliades, crime mortel.

Ainsi de ses choses, la Haliade fond. Elle qui d'ordinaire nage jusqu'au ciel, s'abat en une seule larme, mais torrentielle. Sa tristesse salée s'ajoute à cet océan de pleurs passés. La Haliade est partie, mais le Comte lui est resté. Il n'a jamais oublié la prophétie. La prophétie disait que si les larmes des Haliades océans deviendraient, alors elle revivrait.

Et voilà la pièce inondée, l'océan du cabinet plus fier que jamais. En l'amour d'un souvenir, le Comte plonge sans soupir. Il racontait son histoire aux Haliade du monde entier depuis des années, et chaque années il les avait faites pleurer. Il plonge jusqu'au cercueil au sein de la pièce submergée. Sous l'eau et sans hésiter, il l'ouvre.

Mais voici qu'un violent tourbillon de dedans vient le heurter en devant. Fatalité, engloutissement, il est aspiré. L'eau là, l'air loin. Il se prend en l'océan qui sa vie veut lui voler et par le fond voilé du cercueil il est inhalé. Etoile luisante dans la plus lointaine des nuits, il la reconnaît. L'instant est aux larmes de joies, aux rires et à la liesse rimant avec ivresse. Alors la prophétie s'avérait vraie, après tant d'années Kasino il l'a retrouvée.

Dans son palais, alors que partout en Orchidia la dinde l'on s’apprêtait à découper, le Comte meurt noyé dans l'océan de larme de l'Haliade, dans les bras de sa bien aimée.