Elle était dans une ville. De cela, elle était certaine. Et à tout le moins, les quatre autres légendaires étaient à ses côtés. A quoi pouvait-elle identifier la ville ? Eh bien, il y avait une rue. Elle n’était pas pavée. A la place, elle était faite d’un étrange matériau dur et froid au contact, plutôt rugueux, mais en même temps assez lisse pour que Gryf, qui s’était penché pour l’examiner, puisse passer sa main dessus et la retirer sans que celle-ci ne soit rouge.
Il se releva tout de même précipitamment, une grimace sur le visage, puis fit savoir à l’intégralité du groupe que ça puait. Cela ne surprit pas Jadina outre mesure. Tout semblait puer ici. C’était une odeur étrange, comme elle n’en avait jamais sentie auparavant. Et il faisait chaud, terriblement chaud. Si on en croyait les arbres sans feuilles qui étaient plantés régulièrement dans la rue, on était en plein hiver. Normalement, à cette saison, il devrait faire bien plus froid que ça. A moins d’être dans un royaume au climat proche de Sabledoray, mais en Sabledoray, de tels arbres ne poussaient pas.

« Bougeons, dit-elle finalement, rompant le silence qui s’était installé. »

Température anormalement chaude ou non, on était en plein cœur de l’hiver apparemment. Passer la nuit dehors était tout sauf recommandé en cette saison. Et l’anomalie magique qui les avait amenés ici n’avait pas amené le matériel qu’ils transportaient pour dresser un camp en temps normal. En outre, il n’était de toute façon pas sûr qu’on puisse installer une tente sur cet étrange matériau. Et pour finir, on ne campait pas en pleine ville. Il fallait sortir des murs ou à tout le moins trouver une auberge pour dormir.
Les légendaires s’immobilisèrent quand, au loin, ils entendirent le rugissement d’une quelconque bête. Cela se rapprochait. Aussitôt, l’ensemble du groupe se prépara au combat. Mais bizarrement, la magie ne vint pas à elle. Elle soupira, et jeta un coup d’œil à Shimy, qui lui fit comprendre d’un geste qu’elle souffrait du même problème. Sans doute la magie de cet endroit fonctionnait-elle différemment de celle d’Alysia. C’était un problème qu’il faudrait résoudre plus tard, car une lumière vive émergea des ténèbres au loin, se rapprochant à toute vitesse. Et le rugissement bestial avec.
Aveuglés par les deux feux qui brillaient dans les yeux de la bête, les légendaires ne purent voir à quoi elle ressemblait réellement. Finalement, Razzia leur cria, pour couvrir le rugissement grandissant, de se plaquer sur les côtés pour se mettre en embuscade. Car le monstre se rapprochait très vite, et sa charge serait sans nul doute redoutable. D’ailleurs, déjà, il poussait ce qui devait être un cri de victoire, car son rugissement sourd se changea en un cri strident et aigu, tandis qu’il ralentissait. Peut-être était-ce une stratégie bestiale pour anticiper l’impact.
Toujours était-il que quand les légendaires se mirent sur le côté, son cri strident se changea à nouveau en rugissement, et il partit sans demander son reste. Gryf nota, étonné, qu’il avait ce qui ressemblait à deux yeux rouges à l’arrière.

« Quelle genre de bête était-ce ? demanda-t-il.
-Je ne suis pas sûre que ce soit une bête, dit Ténébris… Je ne sais pas si vous avez remarqué, mais ce n’était pas de la peau animale qui l’entourait. On aurait plutôt dit une sorte d’armure peinte en noir.
-D’armure peinte en noir, tu en es sûre ? demanda Jadina.
-Il y avait des reflets métalliques. Et c’était trop sombre pour être une autre couleur. Donc je suppose qu’il s’agit de cela.
-Et si ce n’était pas une bête, demanda Shimy, de quoi s’agissait-il ?
-Une autre énigme, répondit Jadina. »

Les légendaires marchèrent ainsi dans cette étrange ville. Jadina nota que la magie ici, même si différente de celle d’Alysia, devait être d’une puissance extrême. La première rue dans laquelle ils étaient passés, où ils avaient croisé le monstre qui semblait définitivement être une charrette magique, ou un carrosse peut-être, n’était que peu éclairée. Mais dans les autres, d’immenses lanternes dans lesquelles, après vérification, aucun feu ne brûlait, éclairaient régulièrement l’espace, de sorte que l’on y voie comme en plein jour. Cette lumière magique était cependant située beaucoup trop haute pour réellement tenir chaud.
De même, à intervalles réguliers, d’étranges plaques de métal couvraient le sol. Certaines d’entre elles se trouvaient sur le flanc d’une petite surélévation de la chaussée que l’on trouvait à gauche et à droite de cette dernière. Elles étaient alors ouvertes sur un petit trou, mais quant à savoir où menait-il… Mystère, encore une fois.
Ils croisèrent à plusieurs reprises d’autres carrosses magiques, et commencèrent finalement à essayer de les arrêter en faisant signe à un éventuel cocher, mais ces derniers, impolis, ne réagissaient jamais. Au contraire, ils faisaient même souvent accélérer leur carrosse magique, de sorte que les légendaires avaient à peine le temps de distinguer leurs traits.
Quand ils ne leur passaient pas devant le nez, ils étaient parfois arrêtés, et toutes les lanternes qui allumaient leur avant et leur arrière étaient éteintes. C’était tout de même bizarre, fit remarquer Ténébris, de les arrêter à même la rue, sans qu’il n’y ait d’espace réservé pour eux.

Finalement, Gryf repéra, au loin, de larges fenêtres donnant directement sur la rue et qui étaient illuminées par des lueurs venant de l’intérieur de la salle.

« Sans doute une auberge qui n’aura pas encore fermé ! dit-il. A défaut d’être confortable, elle pourra nous accueillir pour la nuit, et l’aubergiste saurait nous dire où sommes-nous.
-Prudence, répondit Jadina. Je me méfie. Si les carrosses magiques étaient bien conduits par des cochers, alors il n’y a pas de doute à avoir. Les gens d’ici sont bien impolis.
-Peut-être parce que nous sommes des étrangers ? demanda Ténébris.
-Ou des enfants ? suggéra Gryf. L’accident Jovénia n’a peut-être pas frappé ici.
-Tu refuserais de l’aide à des enfants, toi ? demanda Shimy.
-Le mieux reste encore d’aller voir, finit par conclure Razzia, en attendant ses compagnons. »

Et ils se dirigèrent vers l’auberge. Jadina fit une moue en voyant sa devanture de plus près. Avec de telles fenêtres, comment un aubergiste pouvait-il décemment espérer ne pas être volé ? N’importe qui pourrait briser la glace et entrer. Puis sa moue se changea en admiration. Il devait avoir de puissantes protections magiques pour se permettre une telle imprudence. Cela concordait avec les carrosses magiques, l’éclairage, et tous les autres mystères de cet endroit. En tant que magicienne, elle était admirative. Quelle civilisation pouvait maitriser cet art à un point aussi élevée ? Sans aucun doute, l’aubergiste et tous les clients qu’elle voyait assis dans la salle commune seraient des gens d’une grande intelligence, à défaut d’être aimables.
En levant les yeux avant d’entrer, elle vit ce qui lui sembla être l’enseigne. Elle réalisa alors qu’il y aurait des problèmes de langage ici. L’ensemble de runes, glyphes, ou lettres, selon leur appellation locale, formait l’étrange phrase, ou mot peut-être, « Le Mouchoir Vert ». Mais bon, peut-être l’aubergiste, intelligent, connaitrait-il l’alysien. Et seconde remarque, constata-t-elle en regardant les clients assis dans la salle commune, c’est que l’effet Jovénia ne les avait pas frappés.

Ce n’était pas le cas.

Il s’adressa tout d’abord à eux sur un ton étonné, tandis que tous les clients levaient des regards amusés vers la scène qui démarrait pourtant à peine. Jadina se prit à se demander s’ils n’allaient pas être la cible d’une humiliation publique. Elle fit signe au groupe de se préparer à d’éventuels ennuis, puis demanda des chambres à l’aubergiste. Ce dernier, bien entendu, ne comprit rien. Il essaya d’autres langues de sa connaissance, de sorte que voici son discours.

« Bon, gamine, tu comprends pas le français … Euh… Do you speak English ? Ah non merde tu parles pas anglais non plus. Mais je connais pas beaucoup d’autres langues moi ! Bon, testons l’allemand, va falloir que je me rappelle du collège. Du sprichst deutsch ? Ah non, pas allemand non plus. Marie ! »

Celle qui devait être la serveuse de l’auberge, sans doute la sœur ou l’épouse de l’aubergiste, vu leur âge semblable, s’avança alors.

« Tu connais d’autres langues que l’allemand et l’anglais toi ?
-Je sais parler un peu de breton traditionnel, et j’ai suivi des cours d’espagnol quand j’étais au collège, mais je saurais pas te faire une phrase correcte. J’ai arrêté d’étudier autre chose que l’anglais depuis que j’suis à la fac.
-Essaye quand même pour voir.
-D’accord, répondit-elle en se tournant vers les légendaires. Euh… Hablar espanol ? No ? Si ? Non hein, ils parlent pas espagnol apparemment. Tu vas pas me faire essayer le breton, si ?
-Non laisse tomber. Bon les enfants, vous parlez quelle langue concrètement ? »

Ce fut au tour de Jadina, qui avait compris la teneur de l’échange, d’essayer toutes les langues qui lui vinrent à l’esprit. Mais plus elle parlait, plus il semblait ne rien comprendre. Finalement, il se tourna vers le reste des clients.

« Oh les gars ! Quelqu’un connaitrait la langue de cette gamine et saurait lui demander où sont leurs parents, à elle et à ses copains ?
-C’est ça ! Et on va leur demander s’ils comptent s’enrhumer avec des habits aussi légers en hiver !
-Et leur faire remarquer que Carnaval, c’est encore dans quelques semaines ! en ajouta un autre en riant.
-Bon vous êtes sympa… Marie, va voir si les parents sont dans le coin dehors. »

Pendant que ladite Marie sortait, l’aubergiste guida les légendaires à une table. C’était déjà ça. Jadina tenta de lui expliquer ce qu’était une chambre, mais elle n’obtint guère plus qu’un « T’en fais pas, on va les retrouver vos parents, et ils te mettront au lit. » Le groupe se mit alors à discuter. Feraient-ils mieux de partir ? Devaient-ils rester ? Les avantages et les inconvénients furent vite listés. Jadina déclara que finalement, s’il était vrai que l’aubergiste ne comprenait décidément rien, le jeu en valait la chandelle. A priori, ce n’était pas un mauvais bougre. Et même si c’était pour ne pas avoir de chambre, ils avaient meilleur parti à passer la nuit à l’intérieur que dehors. Surtout que même si elle ne voyait pas le feu, la salle était chauffée.
Finalement, après ce qui sembla être plusieurs heures aux légendaires, plusieurs heures à siroter une boisson très étrange, de couleur brune et au goût à la fois doux et piquant, qui leur avait été servie au début, l’aubergiste sortit une petite boite noire qui tenait dans sa main et émettait de la lumière, pianotant sur ladite lumière du bout du doigt.

« Laisse, dit soudain un client. A cette heure-ci, la bonne femme en charge de la réception des appels au commissariat est une vraie connasse.
-Tu me suggères quoi alors, Olivier ? dit l’aubergiste.
-Je travaille à l’hôpital, perds pas ça de vue. Je vais leur passer un coup de fil voir s’ils peuvent accueillir les gamins, leur faire passer des examens de routine, tout ça, et les flics tireront ça au clair pendant ce temps. »

Son intervention, bien qu’incompréhensible, sembla porter ses fruits, puisque l’aubergiste rangea sa boite et laissa le client sortir une autre de sa poche. Il la porta, après avoir pianoté dessus en sifflant, à son oreille, et se mit à parler tout seul, chose qui étonna les légendaires.  Une fois qu’il eut terminé, il la rangea, et peu après, d’autres adultes entrèrent dans le bar, et se dirigèrent vers eux.
Les légendaires les accueillirent froidement, parce qu’ils semblaient les inviter à se lever et à partir de l’auberge. Finalement, Jadina accepta l’idée, suivie par le reste du groupe, lorsque l’aubergiste vint leur demander de les suivre. Ou du moins ce qu’on pouvait comprendre de ses propos sans queue ni tête aux oreilles des légendaires.

« Bon, dit Jadina. Ce n’est pas grave. Ce soit être le guet de la ville. Ils sauront nous trouver un logement, et s’ils tentent de mettre leurs mains là où il ne faut pas, on leur apprendra qui sommes-nous. »

Olivier, en regardant l’ambulance dans laquelle étaient montés les enfants s’éloigner, et au moment de partir rejoindre sa maison pour y trouver le sommeil, se demandait encore qui pouvaient être ces enfants qui se croyaient au carnaval… Bah, il les verrait demain, sa période de repos se finissant aujourd’hui.